Voici un autre récit au sujet de la non-résistance anabaptiste.
Attention : je ne relate pas ces histoires par vantardise. Je veux seulement démontrer que la non-résistance, que je considère être un principe biblique, peut apporter beaucoup de bénédictions, même sur cette terre. Mais ce n’est pas à cause des bénédictions terrestres que je soutiens que nous devons pratiquer la non-résistance, mais par obéissance à la Parole de Dieu, qui enseigne que le royaume de Dieu n’est pas sur cette terre et que nous devrions tendre l’autre joue lorsqu’on nous frappe sur l’une. Tuer un homme, ou même récriminer lorsque l’on cherche à nous faire le mal, ne concorde pas avec les principes de l’amour enseignés par Jésus.
Je rends maintenant la parole à Ruben Saillens:
Écoutez encore ce petit trait ; il est amusant et véridique :
Un anabaptiste et sa femme dormaient en paix dans leur cabane au bord de la route, lorsqu’une bande de jeunes gens, revenant de festoyer du village voisin, vinrent à passer.
« Tiens, voilà la maison de Chose, le vieil anabaptiste… Si nous lui jouions un bon tour ? dit l’un d’eux.
– Oui, mais lequel ?
– J’ai une idée, cria le boute-en-train de la troupe. Nous allons lui démolir son toit, sans le réveiller, si c’est possible. Il aura ainsi le plaisir de dormir à la belle étoile sans le savoir. »Voyez-vous leur épatement, au matin, en ne voyant plus de toit sur leur tête ? (Je ne garantis pas le mot : épatement ; il est d’invention récente ; mais les vauriens de tous temps ont eu un argot à eux.)
L’idée fut aussitôt approuvée, et voilà nos jeunes gens montés sur le chaume, qu’ils ôtent gerbe à gerbe, silencieusement, avec des rires étouffés…
Mais le bonhomme ne dormait que d’un œil. Il s’éveille en plein, entend un peu de bruit, lève la tête, voit les étoiles briller par un large trou au-dessus de lui. Il entend des voix qui chuchotent ; il a compris…
« Femme, dit-il à sa moitié endormie près de lui, lève-toi promptement et prépare du café. »
La femme obéit, et tous deux sont lestement habillés. Puis, l’anabaptiste ouvre sa porte et crie aux jeunes gens :
« Mes amis, vous faites un travail fatigant. Quand vous aurez fini, j’espère que vous voudrez bien nous faire le plaisir d’entrer et de boire un peu de café chaud, cela vous reposera. »
Le tonnerre tombant au milieu d’eux n’aurait pas produit plus d’effarement dans la troupe que l’apparition et le simple langage du bonhomme.
Tous nos jeunes gens, penauds, descendirent du toit sans dire mot, et pressés par le chrétien et sa femme, entrèrent chez lui.
Le café était prêt ; on le but. Le vieillard adressa à ses jeunes hôtes quelques paroles chrétiennes et affectueuses ; plusieurs furent touchés. Enfin, le boute-en-train s’écria :
« Tout ça, mes amis, c’est très bien Mais maintenant que nous avons découvert le toit, il faut le remettre en place. »
Ainsi fut fait. Quelques gerbes de paille neuve remplacèrent le chaume pourri, et la cabane se porta mieux… « Douceur fait plus que violence ».
Mais aurai-je le temps de vous raconter ma visite à la ferme de l’anabaptiste ? Mes histoires ont pris toute la place, et me voilà forcé d’écrire ici, comme pour un roman-feuilleton, la formule consacrée : « la suite au prochain numéro ». »
(L’Ami de la maison, juillet 1895)