La ville semblait abandonnée,
Toutes les boutiques étaient fermées.
Rue de Strasbourg, pas un péquin,
Pas âme qui vive sur mon chemin.
Je recherchais la rue Jean Bocq,
Elle ne devait plus être loin
Quand je ressentis un vrai choc,
Le voyant déboucher au coin.
Il avançait en sautillant.
Je le reconnus à l’instant :
Les yeux roses, un lapin blanc,
Celui d’Alice assurément.
S’approchant de moi, il me dit :
« Enfin ! c’est vous, j’en suis ravi ! »
Puis il repart d’un pas pressé,
Un registre sous le bras serré.
Je suis ce guide sans hésiter.
Et par une ouverture cachée,
Nous sommes dans une longue allée
Dont l’issue vient de se fermer.
Registre en main, il me fait face
Et lit alors à haute voix.
« Vingt-sixième, c’est votre place,
Votre oral n’a pas fait le poids. »
Vingt-cinq places sont à pourvoir,
Grande est ma désolation.
« Échec, usine obligatoire ! »,
Mots de Maman et sommation.
Qu’allait-il donc m’arriver ?
Mon cœur s’était accéléré.
Jusque-là je réussissais.
J’avais brillé, ça s’éteignait !
« Décision de dernier instant,
On vous repêche nonobstant.
Vous êtes donc ainsi admise. »
En esprit, je relativise…
« Les derniers seront les premiers ! »
Cela, peut-il m’encourager ?
Cet échec je vais l’accepter,
Et marcher dans la vérité.
« Allez, venez, le temps galope ! »
Mille portes étiquetées,
S’offraient à mon regard de myope,
Qui ne pouvait les déchiffrer.
L’une d’entre elles m’est désignée
« Pour vous la plus petite porte,
Vous apprendrez l’humilité. »
Et je suis entrée sans escorte.
Seule dans le hall j’ai constaté
Que la loge était éclairée.
Sur l’étagère j’ai retrouvé
Le vieux stylo et le cahier.
J’ai noté mon heure d’arrivée,
Le jour, le mois, aussi l’année.
Depuis ma précédente entrée,
Soixante-trois ans étaient passés.
Alors j’ai soufflé sur les pages,
La poussière s’en est envolée,
Et j’ai retrouvé vos visages,
Mes amies des temps écoulés.
Franchissant les trois hautes marches,
J’ouvrais la porte, et arrivais,
Dans la maison matriarche
Où notre passé reposait.
Prenant à droite, au réfectoire,
Je trouvais les tables alignées,
À l’office trônaient en gloire,
Assiettes et verres dans leurs paniers.
Mais la cuisine était déserte,
La vie l’avait abandonnée.
Pas de fou rire, de mots alertes,
Dans l’oubli tout semblait couché.
Pas de lait chaud, de confiture,
Pas de pain frais pour déjeuner,
Pas de sucre, de beurre nature,
Pas la senteur d’un bon café.
Je me souvins des tables prêtes
Et de l’amour qui régnait.
Assiettes, bols et la serviette
Qu’à chaque place on déposait.
Et j’eus de la reconnaissance
Envers vous qui m’aviez donné,
Un de vos sucres avec constance,
Pour chaque compète de course à pied.
Dans cette école, l’amour régnait
Avec respect, et liberté.
Au-dessus des normes on vivait,
Bien que normale fût désignée.
Madame aussi veillait sans cesse
Dans la froideur d’un regard bleu,
À l’ordre toujours rigoureux,
Sous l’exigence et sans faiblesse.
Puis, dans l’escalier somptueux,
Je me suis alors engagée.
Sous mille pas, les vieux degrés,
S’étaient creusés en leur milieu.
La rampe était toujours solide.
J’aurais tant aimé y glisser
Lors de ma jeunesse stupide,
De ma fantaisie débridée.
J’ai redécouvert le dortoir
De nos trois premières années.
Moi, je dormais dans le couloir,
Ça ne m’a jamais dérangée.
Les chambres étaient ouvertes
Les lits défaits, rideaux tirés.
Les lavabos sous les fenêtres,
Et leurs cuvettes basculées.
Je suis descendue dans les classes
Et vous ai toutes recouvrées.
Douce Gisèle, ses joies fugaces,
Simone, et sa témérité.
J’ai vu Jeanine qui tricotait,
J’ai vu Michèle qui skiait,
Marie-Paule, et Jeanne, toutes,
Je vous aimais sans nul doute.
J’ai entendu chanter Arlette,
Son du piano et dans le noir,
Salle de dessin, c’est plutôt chouette,
Ses mains qui dessinaient l’espoir.
Je vous ai revues dans vos gestes,
Avec vos craintes et vos désirs,
Les lourds chagrins des grandes pertes
Où la mort a trouvé plaisir.
Dans l’amphi aux cent éprouvettes,
La blouse sombre de Mémé.
Cours de sciences, le seau obsolète,
Des grenouilles à décérébrer.
Et l’aquarium, et ses poissons,
Clair palier, précieuses plantes
Salle de lecture, petit salon,
Bureau de Madame, de l’intendante.
Tout de son âme était vidé,
Rien ne subsistait du passé.
L’existence j’ai contemplé :
Ici-bas tout est vanité.
La cloche sonne, est-ce Denise,
M’annonçant qu’il faut repartir.
Sur le tableau, une devise,
Je désirais encore écrire.
« Premier avril, ai-je noté
De l’an deux mille vingt et un.
Le monde entier est confiné,
Bien réfléchir est opportun.
Ce que nous sommes sur cette terre
Ne subsiste qu’un court instant.
Un régime totalitaire,
Se met en place sournoisement.
Ce qui fait notre humanité,
Est la liberté que Dieu donne.
Résister me semble un mot clé,
Afin de demeurer des hommes. »
Le lapin blanc est revenu,
Fini le pays des merveilles.
Il m’ouvre la porte sur la rue
Et me glisse ces mots à l’oreille :
« Vous sortez d’un temps révolu
Pour entrer dans une ère nouvelle
Celle du libre arbitre perdu
En échange de bienfaits matériels. »
-Annick Markmann